1
Fortes chaleurs, incendies, inondations, famines… Les catastrophes naturelles et les annonces effrayantes sont de plus en plus fréquentes, de sorte que le réchauffement climatique n’est plus seulement un vague concept de catastrophe éloignée dans le futur : il devient une réalité inquiétante qui se déroule sous nos yeux.
2
Apparu en 1997 sous la plume de la chercheuse en santé publique Véronique Lepaige, le terme d’éco-anxiété décrit un type d’angoisse particulier que nous ressentons devant la menace climatique. Il englobe un sentiment d’intense préoccupation, de vigilance, d’impuissance, mais aussi… de colère. Les jeunes de 18 à 35 ans la ressentent d’une façon particulièrement violente. Souvenons-nous des mots fracassants de Greta Thunberg en 2019 devant l’ONU : « Comment osez-vous ? Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses. » En matière de climat, anxiété et colère sont pour eux indissociables : la première (l’éco-anxiété) surgit devant le spectacle de la destruction de la biosphère tandis que la seconde (l’éco-colère) se nourrit de l’inaction collective des dirigeants politiques.
3
Parce qu’il renvoie à un maelstrom d’affects, le terme d’éco-anxiété a rapidement gagné en popularité sur les réseaux sociaux. Au point de servir parfois de catégorie d’auto-diagnostique pour certains patients. On peut aborder l’angoisse écologique à partir de deux voies. La première en fait un symptôme psychique. Symptôme qu’il faut soigner ou guérir. En psychothérapie, on ira chercher ce qui se cache « derrière » l’éco-anxiété. Les fantasmes, les angoisses, les traumas devant lesquels l’angoisse fait écran. Dans la seconde option, être anxieux signerait plutôt un sens de la clairvoyance, une faculté de discernement qui n’a rien de pathologique. Au contraire ! Devant la menace, l’éco-anxiété aurait les vertus de ce que Freud appelait « l’angoisse signal » : elle serait un moteur, un déclencheur pour agir, voire un remède dont nous aurions tous besoin pour prendre conscience de la gravité des faits.
4
Parce que la vie psychique est moins tranchée, les textes naviguent entre ces deux tendances et explorent ce nouage entre l’angoisse individuelle et la menace collective. Les trois textes abordent le sujet à partir de leur position clinique : comment écouter et intervenir en séance lorsque le patient évoque la menace climatique, un phénomène bien réel qui préoccupe le clinicien aussi ?
La notion d’identité environnementale
5
Pourquoi les bouleversements climatiques nous perturbent-ils d’une manière si intense ? Dans cet article, la chercheuse Christina A. Popescu s’interroge sur la nature des liens que nous entretenons avec l’environnement qui nous entoure. Selon elle, nous ne pouvons comprendre la menace climatique qu’à condition d’avoir pris la mesure de notre dépendance à l’égard de nos écosystèmes. Pour éclairer sa thèse, l’auteure emprunte à une psychologue américaine, Susan Clayton, le concept d’identité environnementale. Pensons à un oignon dont le noyau est protégé par différentes strates : de la même façon, notre identité est construite par sédimentation de différentes appartenances qui contribuent chacune à définir notre place auprès des autres. À l’image des poupées russes, nos appartenances intimes, religieuses, sociales et même nationales sont englobées dans un cadre qui les surplombe toutes, celui de notre habitat planétaire commun. C’est ce qui explique pourquoi les images du Pakistan inondé ou de l’Amazonie en proie aux feux nous bouleversent comme si ces désastres se produisaient chez nous.
6
Pour l’auteure, l’éco-anxiété se rapproche au plan psychopathologique d’un deuil environnemental. Avec la destruction de la biosphère, nous assistons en effet à la perte, visible ou anticipée, d’un environnement aimé et habité. Qui plus est, cette perte est irréversible, la dégradation de la biosphère étant sans retour possible. L’éco-anxiété se nourrit donc d’un constat tragique sur lequel la communauté scientifique ne cesse de nous alerter : nous ne retrouverons jamais le monde d’hier. Comment ne pas sombrer alors dans un sentiment d’impuissance, dans une rumination sans fin ? À quoi bon poursuivre nos projets dans un monde incertain ? À quoi bon concevoir des enfants ? À quoi bon vivre ? L’article de l’auteure a le mérite de souligner les enjeux dramatiques que la menace climatique fait peser sur nos vies.
Christina Popescu est chercheuse en psychologie sociale à l’Université du Québec à Montréal.
7
Pour aller plus loin
Entre peur et angoisse
8
L’éco-anxiété relève-t-elle de la psychopathologie ? Par psychopathologie, il faut entendre ici l’étude, la description et la compréhension des troubles mentaux. Le psychologue Jean-Baptiste Desveaux récuse cette idée. Selon lui, être éco-anxieux révèle une forme de lucidité face aux changements affectant les écosystèmes. Des changements incontestables qui créent une anxiété qui doit être incontestée. La récurrence des vagues de chaleur ou des inondations n’est pas un « fantasme », mais lié à des évènements, des faits réels probants. « Savoir si ces changements auront lieu ou non n’est donc pas une question à se poser », précise l’auteur, qui refuse d’aborder l’éco-anxiété comme un symptôme psychique. Il faut l’accueillir selon lui pour ce qu’elle est : une angoisse lucide.
9
L’auteur propose de situer l’éco-anxiété à mi-chemin entre la peur et l’angoisse. Là où la peur comporte un objet défini, le propre de l’angoisse est d’être sans objet. Pensons par exemple à la peur de l’animal, qui est toujours reliée à un objet (un loup, une araignée), à la différence de l’angoisse du dimanche soir, plus diffuse. En matière d’écologie, l’objet de la peur existe (une tempête, un pic de chaleur), mais il reste éloigné, futur et incertain.
10
Surtout, ce qui nous fait peur est à venir. L’auteur insiste sur ce point : c’est parce que la menace est future, c’est parce qu’on ne peut pas imaginer à quoi la catastrophe ressemblera que l’éco-anxiété est si intense. La psyché n’a pas d’autre solution que de recourir à des images stéréotypées pour décrire le déclin écologique. Des images de feu, de cendres ou d’inondations sous lesquelles l’espèce humaine est ensevelie peuplent nos cauchemars. Éco-colère, éco-anxiété et éco-déprimé, les formes prises par l’angoisse convergent toutes vers le risque d’extinction de l’espèce humaine. Survivons-nous ? Aurons-nous un avenir ? Assiste-t-on à la fin des temps ?
11
Ce texte offre un des panoramas de l’éco-anxiété les plus complets disponibles en psychologie clinique. Sa lecture a la vertu apaisante des grands textes où l’on se dit, en les terminant, « c’est exactement ce que je ressens… ».
Jean-Baptiste Desveaux est psychologue clinicien, psychanalyste, Docteur en psychologie clinique et psychopathologie, ses intérêts de recherche portent sur la clinique de l’enfant et de l’adolescent et l’élargissement des paradigmes théoriques psychanalytiques.
12
Pour aller plus loin
Ecouter « au pied de la lettre »
13
Elle a le sentiment d’être la seule. La seule à « voir » la menace écologique surgir devant elle. La seule à en percevoir la gravité. La seule que le dérèglement climatique empêche de vivre. La patiente reçue par Isée Bernateau démarre une psychothérapie après une tentative de suicide bien particulière : après avoir absorbé des somnifères, la jeune femme s’est enfermée dans une grange de ferme puis ensevelie sous un tas de foin, se couvrant de la tête aux pieds. Son père l’a découverte et sauvée à temps.
14
Au fil des séances, en revenant sur cet épisode, la patiente et son analyste identifient un fantasme inconscient susceptible d’expliquer le passage à l’acte de l’adolescente. Un fantasme qui éclaire l’intensité de l’angoisse écologique de la patiente : en faisant corps avec le foin, la patiente caressait peut-être le vœu de retourner à la Terre-Mère. L’analogie entre la mère et la terre a pour intérêt d’ouvrir un réseau associatif d’une grande richesse sur les liens entre la patiente et sa mère.
15
Tout cela est juste. Juste du point de vue de l’interprétation psychanalytique. Et pourtant, écrit Isée Bernateau, cette construction « m’empêche d’entendre une autre dimension essentielle de son geste suicidaire ». Fait rare pour un psychanalyste, l’auteure propose d’entendre l’angoisse de sa patiente « au pied de la lettre ». Auprès des patients éco-anxieux, ajoute-t-elle, « j’ai appris à entendre la détresse écologique pour ce qu’elle est, à savoir un symptôme d’un malaise contemporain de la civilisation témoignant d’une préoccupation majeure de leur génération ». Refusant de nier le caractère traumatique de l’atteinte environnementale, Isée Bernateau suggère aux analystes d’accuser réception du péril écologique planétaire avant de se livrer à leurs constructions intellectuelles. Son écoute de clinicienne prend la mesure des bouleversements que nous traversons : « J’ai éprouvé le besoin de lui dire clairement que ce péril écologique nous concernait toutes les deux comme il concernait l’humanité entière », conclut-elle.
16
En croisant les références psychanalytiques avec des textes scientifiques sur l’écologie, Isée Bernateau propose un texte lumineux sur l’angoisse écologique qui bat en brèche les clichés sur les psychanalystes silencieux et déconnectés des réalités du monde.
Isée Bernateau est psychanalyste, Professeure de psychologie clinique et de psychopathologie à l’Université de Paris, codirectrice de la revue Adolescence. Ses intérêts de recherches portent sur la clinique psychanalytique de l’adolescence, l’éco-anxiété, la littérature et la psychanalyse.
17
Pour aller plus loin