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En 2018, un enfant par classe en France était conçu à partir d’une procréation médicalement assistée (La Rochebrochard, 2018 [1]), ce qui représentait cette même année sur l’hexagone 400 000 naissances contre 100 000 en 2000. Cette augmentation du recours à l’AMP est le reflet de l’extension du diagnostic d’infertilité qui concerne aujourd’hui entre 15 % et 25 % des couples en âge de procréer dans les pays occidentaux selon l’OMS. Pour rappel, l’infertilité se définit comme l’absence de grossesse après 12 à 18 mois de rapports sexuels réguliers en l’absence de contraception. Grâce à une meilleure sensibilisation du public et à une amélioration des techniques de procréation médicalement assistée, le nombre de patients pris en charge au titre de l’infertilité a augmenté de façon significative ces dernières années.
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Un lieu commun persiste cependant dans le discours sur l’infertilité. Celui-ci consiste à affirmer que l’infertilité serait « dans la tête » des patientes ! Dans cette perspective, l’infertilité
serait psychogène, c’est-à-dire causée par un ou plusieurs facteurs psychologiques
. Elle prendrait son sens en lien avec l’histoire et les conflits psychiques des patientes. La fertilité serait hypothéquée par des « verrous inconscients », obscurs et indéfinissables.
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Cette explication est reçue de façon contrastée par les patientes. D’un côté, les conseils du type « arrête d’y penser ! » ou « lâche prise ! » sont perçus comme des maladresses pénibles à entendre. Pleines de bonnes intentions, ces tentatives de consolation renforcent le sentiment des couples infertiles d’être incompris et isolés de leur entourage. D’un autre côté, les patientes ont souvent le pressentiment que l’infertilité comporte une dimension psychologique, sans savoir établir s’il s’agit du stress, de l’angoisse ou de difficultés relationnelles dans leur couple. Parce qu’elle engage la sexualité et la vie amoureuse mais aussi parce qu’elle dépend de mécanismes comme l’ovulation ou l’érection qui sont à l’interface entre le corps et la psyché, l’infertilité dépend d’un enchevêtrement complexe et circulaire de facteurs physiologiques, relationnels, environnementaux et psychologiques.
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Comment aborder ce dernier facteur psychologique en lui accordant de l’importance sans pour autant céder à des proclamations simplistes ?
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Les trois textes présentés dans ce dossier cherchent à articuler corps et psyché en évitant d’attribuer un monopole à l’un ou à l’autre. Le premier document constate d’abord la persistance de la pensée magique et des tabous dans les représentations de l’infertilité féminine. Rédigé par une psychanalyste, le second récuse le modèle d’une infertilité psychogène et plaide en faveur d’une approche de l’infertilité circulaire qui articule corps et psychisme. Le troisième interroge l’importance des « conflits de loyauté » dans l’infertilité masculine, un thème souvent laissé pour compte dans les études sur le sujet. Il montre que les femmes ne sont pas les seules concernées par le facteur psychologique de l’infertilité.
Le poids de la pensée magique et des mythes sur l’infertilité féminine
Une représentation de la Renaissance. La vierge à l’enfant, Lorenzo Monaco (Sep., 2021) / Photo de K. Mitch Hodge / Unsplash
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Que ce soit dans les mythes, dans les sociétés traditionnelles ou dans les textes fondateurs, l’infertilité est toujours considérée comme une affaire de femmes. Elle serait le signe d’une malédiction féminine qui se transmettrait de génération en génération. Après avoir rappelé ce constat dans un article de la revue Cahiers de psychologie clinique, Francoise Cailleau cite les innombrables superstitions souvent contradictoires qui attribuent une cause à la stérilité : le manque de sommeil ou son excès, la maigreur ou le poids, la beauté ou la laideur, la fièvre ou le froid, la pauvreté ou la richesse, le stress ou la torpeur etc.
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Mais parmi celles-ci, une hypothèse a longtemps prédominé sur les autres. Il s’agit de la théorie de « l’utérus mobile ». Le texte rappelle que les médecins de l’Antiquité considéraient l’utérus comme un « animal dans l’animal », capable de vagabonder dans le corps féminin, provoquant des vertiges, une intense fatigue voire, dans le pire des cas, un étouffement fatal. En vertu d’une prétendue communication entre la matrice et la tête, l’utérus s’est imposé à partir du Moyen Âge comme un moyen d’expliquer tous les dysfonctionnements psychologiques des femmes, leur labilité, leur irrationalité, leur infertilité etc. D’ailleurs, comme l’indique sa racine étymologique, « hystérie » vient du latin hyster qui signifie entrailles ou utérus.
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Si les avancées scientifiques à partir du XIXe ont permis d’affiner l’étiologie de l’infertilité et d’en faire un phénomène multifactoriel ayant des causes hormonales, traumatiques, infectieuses, psychologiques etc., certaines patientes portent en elles le poids de ces mythes et de cette pensée magique. Elles persistent parfois à penser qu’elles sont responsables de leur infertilité même lorsqu’elles ont reçu un diagnostic leur assurant l’existence d’une lésion organique, d’une insuffisance ovarienne ou d’une endométriose. Un passé contraceptif, une IVG, une grossesse tardive ou une mauvaise alimentation sont autant de reproches que les patientes s’adressent injustement au-delà de l’explication biologique. C’est parce que leur sentiment d’avoir commis une faute est tenace que rien n’est plus déplacé et infondé que de résumer les choses en disant : « l’infertilité, c’est dans la tête ! ».
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Françoise Cailleau est psychologue et psychothérapeute au sein du Centre médical pédiatrique Clairs Vallons et maîtresse de conférences à l’Université libre de Bruxelles (ULB).
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Pour aller plus loin
L’infertilité, un « cercle vicieux » entre corps et psychisme
Photo de Daiga Ellaby / Unsplash
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La stérilité féminine peut-elle être considérée comme une affection psychosomatique ? La réponse est non ! Psychanalyste, Sylvie Faure-Pragier a consacré de nombreux travaux à l’infertilité féminine en s’interrogeant sur la part prise par les facteurs psychologiques dans l’infertilité. Selon elle, le concept d’une infertilité ayant une cause psychologique conduit à une impasse. Elle plaide plutôt pour un modèle qui tienne compte à la fois du corps et de la psyché. Les deux sont enchevêtrés si bien qu’il n’y a pas, d’un côté, un corps avec sa logique propre, et, de l’autre, une activité psychique qui lui serait dissociée. Plus encore, les facteurs psychologiques et somatiques s’influencent l’un l’autre. L’infertilité fait intervenir une circularité entre le corps et l’esprit que l’auteure présente comme une « boucle récursive ». Pour désigner ce versant psychique de l’infertilité, Sylvie Faure Pragier emprunte le terme d’« inconception ». Par exemple, un évènement mineur comme la surveillance des règles peut susciter un stress qui va lui-même avoir des effets sur l’appareil reproducteur et retarder la survenue d’une grossesse. Un évènement de vie difficile – un deuil, un passé traumatique, une rupture – peut nourrir des inquiétudes sur le déclenchement d’une grossesse qui accentuent une hypofertilité déjà présente. Ce schéma peut s’amplifier sous l’effet du temps et produire un « cercle vicieux » qui engage à la fois le corps et la psyché sans qu’il soit possible de les démêler avec précision. La survenue des « grossesses surprises » repose sur le même mécanisme mais à l’inverse : le relâchement d’une attente de grossesse peut favoriser un « cercle vertueux » favorable à la conception. Dans son article publié dans Le Carnet psy, Sylvie Faure Pragier plaide donc en faveur d’une vision complexe qui ne réduise l’infertilité ni à sa cause médicale, ni à sa cause psychologique. Elle récuse à ce titre l’attribution de l’infertilité à une psychopathologie hystérique ou psychosomatique. Si l’histoire personnelle participe à l’expression de l’infertilité, elle ne permet pas d’inférer une cause unique et totalisante. Parce que l’énigme de la fécondation leur échappe, les patients et les praticiens sont invités à adopter une position humble devant l’inconception.
Sylvie Faure-Pragier est psychanalyste. Elle a exercé plusieurs années dans un centre d’aide médicale à la procréation. Ses travaux ont porté sur les liens entre le corps et le psychisme dans l’infertilité féminine.
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Pour aller plus loin
Sacrifier son désir d’enfant : les conflits de loyauté des hommes infertiles
Photo de Roman Kraft / Unsplash
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L’infertilité des hommes est souvent méconnue ou tenue pour marginale. On estime pourtant qu’entre 20 % à 40 % des infertilités se rapportent à une cause masculine (INSERM, 2020). Les dysfonctionnements sexuels occupent une part importante des cas d’infertilité masculine (manque de libido, troubles de l’érection ou de l’éjaculation). Ils peuvent survenir à la fois comme des causes à l’infertilité d’un couple et comme des conséquences du traitement de l’infertilité en PMA, traitement qui fixe des dates précises à la réalisation de rapports sexuels. S’interroger sur l’élément psychologique engagé dans l’infertilité masculine paraît donc pertinent. Marianne Dollander souligne néanmoins qu’il ne s’agit en rien de déterminer un profil type, une organisation psychopathologique ou une structure de personnalité de l’homme infertile. Pas plus que pour les femmes les hommes ne se laissent enfermer dans des explications réductrices.
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Il n’en reste pas moins que l’infertilité des hommes peut être interprétée à partir du concept de « dettes de loyauté » du psychologue hongrois Boszormenyi-Nagy. C’est ce que révèlent plusieurs études citées dans l’article. Celles-ci cherchent à rendre compte des liens invisibles et inconscients qui relient un individu à ses proches. Cette approche accorde d’importance aux conflits familiaux et aux règlements de comptes qui se transmettent à travers les générations. Le symptôme d’infertilité d’un individu peut manifester de façon indirecte la loyauté d’un individu à l’égard d’une personne ou d’une branche de sa famille. Dans certaines familles l’un des enfants se voit parfois « parentifié », c’est-à-dire mis en position d’être responsable de son propre parent. Il n’est pas rare qu’un homme infertile se comporte comme le « père de son père » par exemple. Les troubles de la sexualité ou l’absence de libido peuvent alors participer à repousser inconsciemment la perspective d’une naissance qui serait déstabilisante pour l’équilibre familial et ses loyautés invisibles. Un homme peut donc, à l’image du sacrifice d’Isaac par Abraham, se soumettre à une figure tutélaire et lui sacrifier son désir d’enfant.
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L’intérêt de cet article paru dans la revue Bulletin de psychologie est double. D’abord, il aborde la question du facteur psychologique engagé chez les hommes, thème oublié de la recherche, et atténue la centralité de la responsabilité féminine dans le vécu de l’infertilité. Ensuite il envisage l’infertilité à partir des thèmes du pardon, de la réparation ou de l’acquittement des dettes invisibles. Il favorise donc une compréhension du versant psychique de l’infertilité à partir des relations familiales intergénérationnelles qui se nouent entre parents et enfants. À l’instar des textes précédents, l’auteure met en garde contre une interprétation des facteurs psychologiques à l’emporte-pièce. Aucune histoire personnelle ne se laisse jamais enfermer dans une théorie.
Marianne Dollander est maîtresse de conférences en psychologie clinique à l’Université de Nancy II. Elle est psychologue clinicienne.
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Pour aller plus loin