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La passion est souffrance. Son étymologie latine relie le terme de passio au « fait de subir, de souffrir, d’éprouver » évoquant d’emblée les supplices du Christ trahi, jugé, condamné à mort, montant jusqu’au Calvaire, torturé puis crucifié. Épisode central des Évangiles, la Passion a laissé une trace iconographique sans équivalent dans l’histoire de l’humanité.
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Cet enracinement religieux permet d’en dégager deux axes de définition : tout d’abord, la passion associe la douleur dans sa double valence d’excitation et d’abandon, ce dernier aspect se trouvant au cœur même du célèbre Psaume 21 où le Christ déclare dans un moment d’égarement : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Il découle de là une première définition de la passion qui en fait une affection brutale et excessive qui s’empare de l’être dans son ensemble, marquée par une douleur indépassable qui renvoie tout à la fois au débordement pulsionnel et aux abysses des vécus de perte. Ensuite, la référence théologique souligne la centralité du vécu corporel de la passion : celle-ci traverse les gestes, érotise la chair et s’empare d’un sujet à son insu.
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Le déplacement de la passion de son origine religieuse vers la sphère de l’amour intime rend son usage nettement problématique : d’un côté, la « passion » amoureuse s’impose comme le reflet même de l’amour. Qui se plairait à faire l’éloge de l’ennui et des platitudes de son alter ego ? Être passionné atteste d’un principe de vie indispensable aux douceurs de la volupté autant qu’aux règles de politesse : « si tu n’es pas jaloux, c’est que tu ne m’aimes pas » dit bien l’adage. Mais d’un autre côté, quel amoureux ne redoute pas que la passion des débuts ne dérape ou ne dure trop longtemps ? Ver dans le fruit, la passion menace d’annoncer la liaison infernale qui échoue à réaliser la promesse même de l’amour : celle du bonheur. En somme, la passion stimule autant qu’elle fatigue l’amour.
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La psychologie clinique et la psychanalyse permettent de dégager des états amoureux qui se placent dans la psychopathologie. Ce dossier propose d’en creuser trois : l’emprise du « coup de foudre » ; le crime passionnel ; la passion amoureuse au troisième âge. Ce choix de textes rend actuelle la distinction de Freud entre les deux polarités de la psyché : le complexe d’Œdipe et la problématique de la perte et de la mélancolie. Il formule une série de questions sans prétendre apporter de réponse définitive : la passion amoureuse n’est-elle pas le manteau qui couvre la tristesse ? Ses excès ne dissimulent-ils pas les carences, les vécus de perte et d’impuissance de la vie psychique ? En bref, la passion ne se nourrit-elle pas du manque ?
Une psychologie du coup de foudre est-elle possible ?
Le Baiser, Rodin. Jardin des Tuileries, Paris
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Qu’est-ce qu’un coup de foudre ? Si l’on pressent bien qu’il renvoie à un aspect de la folie amoureuse, le coup de foudre échappe autant à celui qui en fait l’expérience qu’au chercheur qui voudrait le soumettre à une exploration clinique. Dans un article du Carnet Psy, René Roussillon relève néanmoins le défi de proposer quelques réflexions métapsychologiques sur le coup de foudre. À ses yeux, la littérature se présente comme le mode de connaissance privilégié du coup de foudre, scène romanesque par excellence. Phèdre, La Princesse de Clèves ou l’Éducation Sentimentale dessinent un tableau clinique du coup de foudre marqué par deux éléments : sa soudaineté et son imprévisibilité. La rencontre amoureuse est d’abord une expérience visuelle comme en témoigne le célèbre coup de foudre de l’Éducation Sentimentale que Flaubert résume ainsi : « Leurs yeux se rencontrèrent ». L’élément perceptif y est donc dominant : l’autre s’empare de nous par le regard, l’envahissement est si brutal qu’il produit un effet de bascule. Quel amoureux transi n’a pas déclaré après un coup de foudre : « plus rien ne sera comme avant » ?
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Roussillon met donc en évidence « l’effet blanc » qui caractérise l’éblouissement du coup de foudre – le temps et le lieu disparaissent – qui le rapproche en cela d’un traumatisme. En effet, le coup de foudre entretient un lien étroit avec le ravissement, la capture, la confiscation. Cet effet d’emprise évoque l’état hypnotique de la « foule à deux » évoqué par Freud dans Psychologie des masses.
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L’originalité de l’approche métapsychologie retenue par Roussillon est de rapprocher cet état hypnotique de la notion de « conflit esthétique » de Meltzer. Selon Meltzer, le bébé serait confronté à l’aube de la vie à un choc esthétique devant le visage de la mère. Ébloui par sa beauté, il serait saisi d’une question du type : « Est-elle aussi belle à l’intérieur qu’à l’extérieur ? ». Une interrogation marquée par une douleur qui provient de l’incertitude entre l’adéquation du dedans et du dehors de la mère. Lecteur de Meltzer, Roussillon propose l’idée selon laquelle le coup de foudre réactualiserait cette expérience primitive et hallucinatoire à l’égard de la mère. Il va même plus loin et soutient que, coup de foudre ou non, tout élan amoureux emprunterait son intensité à cette dimension hallucinatoire. Si Roussillon ne cite pas Winnicott dans ce texte, l’on peut se souvenir des pages du « Le rôle de miroir du visage de la mère » où l’auteur anglais dresse un parallèle explicite entre l’état amoureux à l’adolescent et l’échange des regards dans l’interaction précoce mère/bébé. Selon Winnicott, l’amour maternel serait le prototype des amours futurs.
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Quels sont les destins du coup de foudre ? Trois issues sont identifiées par Roussillon : la première est de celle de l’intégration. L’éblouissement se transforme en amour objectal puis ouvre la possibilité à un partage du quotidien. Le fond amoureux perdure, la relation se transforme et survit au choc du coup de foudre. Le second destin est marqué par l’absence de réciprocité. « L’objet du coup de foudre est inatteignable, il se dérobe, ne répond pas ». Dans ce scénario mélancolique, le potentiel traumatique du coup de foudre demeure actif. Le troisième destin est celui de la répétition : l’expérience du coup de foudre se répète sans jamais s’intégrer. L’élan amoureux ne survit jamais à la foudre, la relation demeure vouée à l’échec. La vie amoureuse conjugue alors le coup de foudre au pluriel, celui-ci se répète inlassablement sans issue relationnelle durable.
René Roussillon est Professeur émérite de psychologie à l'université Lyon-Lumière. Il est membre de la Société Psychanalytique de Paris. René Roussillon est une figure majeure de la psychanalyse française. Ses travaux constituent une référence centrale en psychopathologie et psychologie clinique. Ils se sont notamment portés sur les processus de subjectivation, les paradoxes de la vie psychique et les dispositifs thérapeutiques.
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Pour aller plus loin
Aimer à en mourir : le crime passionnel
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Dans un article de la revue Topique, Émeline Garnier et Magali Ravit s’interrogent sur la psychopathologie du crime passionnel à partir d’une réflexion sur les consultations de l’unité des consultations et de soins ambulatoires (UCSA) située dans les établissements pénitentiaires. Les patients qui y sont incarcérés sont reconnus coupables de crimes.
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À partir d’entretiens cliniques avec Dorian, jeune homme qui a tué sa compagne, les auteurs proposent l’idée selon laquelle l’objet de la passion semble servir de « soudure secondaire » (Pankow, 1981) à une plaie psychique. Les auteurs insistent sur la fragilité du vécu des limites dedans/dehors du patient rencontré. Cette notion de « soudure psychique » veut indiquer que la recherche de la fusion passionnelle commence sous le signe d’une demande de collage sur le plan sensoriel. Celle-ci évoque aux auteurs l’hypothèse selon laquelle l’élan passionnel chercherait à réactiver l’intensité de l’attachement à l’objet primaire. La description du lien de Dorian à sa femme « rappelle ceux du lien primaire entre la mère et son bébé » qui oscille entre contact, déchirement, séparation, détresse, satisfaction. Le passionné cherche dans l’intensité des éprouvés corporels avec l’autre à se construire une enveloppe psychique pour contenir les vécus d’angoisse auxquels il se sent exposé. C’est parce que la perte entraîne un vécu tellement insupportable qu’il tente de posséder l’objet, de s’y coller : la colère, la haine puis l’excitation de la passion sont interprétés dans ce texte comme des remparts devant la menace d’un effondrement (Winnicott, 1974). Bien que non citée par les auteurs, la description phénoménologique du comportement du patient n’est pas sans évoquer la célèbre phrase de Freud sur la projection : « ce qui est perdu à l’intérieur est recherché à l’extérieur ». La passion fait de l’amour adhésif, du cramponnement et de la fusion les ingrédients d’une « solution psychique » pour soulager la douleur du vide intérieur et recouvrir la menace de l’abandon.
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Si le passionné tue, c’est pour ne pas mourir lui-même. Cette hypothèse formulée par les auteurs à partir du cas Dorian paraît contenir une valeur générale sur la question des crimes passionnels. La séparation confrontait Dorian à une telle rupture d’investissement qu’elle déclenchait chez lui des passages à l’acte suicidaires lesquels se sont retournés dans un acte meurtrier. Tuer vient réparer l’espace d’un instant le vécu d’effondrement ancien. Il constitue une tentative désespérée de se séparer de l’objet sans mourir. Plus encore, détruire est un effort de survie psychique pour mettre fin à la menace psychotique que le traumatisme de la séparation suscite. L’intérêt de ce texte sur le crime passionnel est d’interpréter l’agir à partir de sa fonction de protection.
Magali Ravit est Maitresse de conférences en psychologie clinique et psychopathologie clinique à l’université Lyon-Lumière. Elle a consacré de nombreuses recherches à la psychopathologie de la criminalité.
Émeline Garnier est psychologue et docteur en psychologie clinique et psychopathologie.
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Pour aller plus loin
« Il venait d’avoir 18 ans » ou la passion maternelle tardive
Le Lauréat de Mike Nichols, 1967.
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Dans un article publié dans Cliniques méditerranéennes, nul doute que Marie-Christine Laznik transgresse un tabou majeur de nos sociétés occidentales en évoquant la passion sexuelle et amoureuse à l’âge de la ménopause. Et pas n’importe quelle passion : celle des mères pour leurs fils ou des hommes de l’âge de leur fils.
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Pour commencer, l’auteur revient sur les textes fondateurs. Dès 1895 et jusqu’à la fin de sa vie, Freud évoquait l’accroissement libidinal qui accompagne le troisième âge et dont le destin ne devenait pathogène selon lui que par « suite du refusement relatif du monde extérieur à lui accorder satisfaction ». En d’autres termes, exposée à une poussée libidinale intense que la société se refuse à considérer légitime, la femme du troisième âge est forcée à l’abstinence et forme ainsi tout un cortège de symptômes psychiques. L’histoire de la médecine de l’historien Alain Corbin vient confirmer l’intuition freudienne : la femme ménopausée n’a cessé d’incarner entre le XVIe et le XXe siècle la figure de l’amour tumultueux mais inutile qui provoque le ricanement de la société quand il ne suscite pas son dégoût explicite.
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Cependant, si la puberté est la seconde reviviscence du complexe d’Œdipe, la ménopause en serait la troisième. C’est par cette observation que Marie Christine Laznik débute sa réflexion dont l’objectif est de comprendre pourquoi l’amour au temps de la ménopause fait l’objet d’un tel refoulement. Dans le prolongement des réflexions de la psychanalyste Hélène Deutsch, l’auteur formule l’hypothèse suivante : il existerait un « complexe de Jocaste » marqué par un amour passionnel et incestueux de la femme mûre pour son fils ou un homme de l’âge de son fils. Négatif du « complexe d’Œdipe », le terme de « complexe de Jocaste » vient insister sur la participation active de la mère dans la dynamique œdipienne. Rappelons-nous que Jocaste est la mère d’Œdipe qui, dans le mythe de Sophocle, est tenue soigneusement à l’ombre de la passion incestueuse du fils. Plutôt que te porter son attention sur le fils Œdipe, Marie Christine Laznik adopte donc le point de vue de la mère.
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En effet, si le thème de l’homme mûr épris de la jeune fille est bien connu, celui de l’amour passionné de la femme âgée pour un garçon plus jeune est souvent passé sous silence. Pourquoi ? C’est que, nous dit l’auteur, cette passion amoureuse naissante se transforme bien souvent, sous l’effet du refoulement, en une passion d’ignorer. En d’autres termes, penser autant qu’éprouver l’amour passionnel pour le fils devenu adulte et, par extension, pour un homme plus jeune serait une transgression si infranchissable pour la femme mûre qu’elle préférerait tout bonnement mettre en sommeil son désir.
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Il est intéressant de noter que ce déni affecte autant celles concernées que les psychanalystes qui ont rarement jugé d’utile d’y accorder de l’importance. « Si des quantités d’études ont été écrites sur les fantasmes de nos jeunes Œdipes épris de leurs mères, presque rien n’est consacré à elles ». « L’on dit aisément qu’un petit garçon fait son Œdipe mais d’une femme il est impossible de dire qu’elle fait sa Jocaste » écrit Marcèle Marini citée par l’auteur.
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Toutefois, outre le célèbre film Le Lauréat de Mike Nichols ou encore la chanson de Dalida « Il venait d’avoir 18 ans », on trouve un exemple de cette passion amoureuse incestueuse dans le célèbre roman de Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme qui décrit la folie passionnelle d’une femme pour un jeune homme de l’âge de son fils qui tente de se suicider après avoir perdu sa fortune au casino. Le jeune homme la suit dans une chambre d’hôtel où l’héroïne vit une nuit d’amour passionnée. Une fois l’idylle terminée, elle est prise d’une déception terrible, cherche désespérément à le revoir sans qu’il ne prête d’attention à celle qu’il considère comme une prostituée.
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À partir de cet exemple issu de la littérature, l’auteur pose la question : pour qu’une passion amoureuse naisse, est-il nécessaire qu’elle soit précédée par un état de manque ou de vide intérieur sur lequel l’amour viendrait se greffer ? La crise du vieillissement et les renoncements narcissiques qu’ils infligent ne préparent-ils pas la passion des Jocaste qui, à l’image de l’héroïne de Zweig, une fois devenues inutiles à leur fils, partent en quête d’une aventure amoureuse incertaine ? Ce texte de Marie Christine Laznik lève le voile sur un âge de la vie où la passion amoureuse des femmes se porte sur des hommes plus jeunes sans pouvoir « se couvrir du manteau pudique des joies maternelles ».
Marie Christine Laznik est psychologue et psychanalyste ayant mené de nombreuses études sur la clinique de l’autisme. Elle s’est également intéressée aux thématiques de la sexualité féminine.
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Pour aller plus loin