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Islam et société ouverte

Des intellectuels musulmans et non musulmans posent la question de savoir dans quelle mesure l’islam est réellement compatible avec la notion de société “ouverte”, c’est-à-dire démocratique au sens plein du terme et en particulier respectueuse de la liberté d’expression et de la tolérance confessionnelle. Le débat remonte aux premiers temps du Moyen-Âge et a été renouvelé avec des éclipses à partir du milieu du XIXe siècle.


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Dans 2022/15

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1 Des intellectuels musulmans et non musulmans posent la question de savoir dans quelle mesure l’islam est réellement compatible avec la notion de société “ouverte”, c’est-à-dire démocratique au sens plein du terme et en particulier respectueuse de la liberté d’expression et de la tolérance confessionnelle. Le débat remonte aux premiers temps du Moyen-Âge et a été renouvelé avec des éclipses à partir du milieu du XIXe siècle. Nous présentons ici divers points de vue. Tous soulignent l’importance et l’urgence de la question, mais le font sous un angle différent et ne parviennent pas forcément aux mêmes conclusions.

2 Le philosophe Souleymane Bachir Diagne, auteur d’un livre portant le titre du présent dossier (Islam et société ouverte) rappelle les conditions dans lesquelles à la fin du XIIe siècle la « peur de la philosophie » a fini par l’emporter. Le médiéviste Alain de Libéra montre qu’Averroès n’était pas du tout le philosophe des Lumières qu’on a eu longtemps coutume de présenter. Le sociologue Philippe d’Iribarne conclut à une incompatibilité de fond entre islam et démocratie. Le philosophe Anwar Moghith montre, à l’inverse, comment les intellectuels égyptiens de la fin du XIXe siècle ont épousé les Lumières et même la théorie de Darwin. Sa collègue Meryem Sebti fait valoir qu’au contraire d’Avicenne, son prédécesseur al-Farabi s’inscrivait dans la tradition critique de la philosophie grecque.

La peur de la philosophie

3 Deux ans après la publication de son livre Islam et société ouverte (2001), le philosophe sénégalais musulman Souleymane Bachir Diagne revenait, dans la revue Diogène, sur la confrontation historique entre la pensée religieuse islamique et la philosophie. Il évoque un curieux hadith – parole attribuée à Muhammad (Mahomet), selon lequel “la parole de sagesse est la propriété perdue du musulman”. Quelle que soit la signification réelle de ce hadith, la rencontre entre la pensée religieuse musulmane et la philosophie grecque et hellénistique a bien eu lieu, du fait des conquêtes arabes mais aussi sous l’inspiration de dirigeants musulmans.

4 Dès le septième siècle à Harran (nord de la Mésopotamie), siège éphémère de l’empire islamique, dans les monastères chrétiens on s’emploie à traduire en arabe des textes en syriaque. Au neuvième siècle le calife abbasside Al Ma’mun crée à Bagdad la Maison de la sagesse, où les meilleurs spécialistes sont regroupés pour traduire en arabe les œuvres des philosophes grecs. Mais cette entreprise suscite la méfiance ou l’indignation des gardiens de la religion musulmane, les commentateurs du Coran, au premier rang desquels les grammairiens. Témoin au dixième siècle une célèbre discussion publique tenue en présence du vizir. Cette “controverse de Bagdad” oppose le philosophe Mattâ au grammairien Sîrafî.

5 La philosophie triompha quelque temps – dans une certaine mesure - avec Ibn Sînâ (Avicenne), mort en 1037 et Ibn Rushd (Averroès), mort en 1198, après quoi la “clôture sur soi” imposée par le fiqh, la science de la jurisprudence, l’emporta. Il faut attendre pratiquement sept siècles, avec la colonisation occidentale, pour voir à nouveau surmontée “la peur de la philosophie”. Témoin l’intellectuel indien Muhammad Iqbal, qui au tournant des XIXe et XXe siècles exprime, écrit Diagne, “le besoin de procéder à une véritable reconstruction de soi comme philosophie de l’individu autonome et de l’action dans un monde ouvert, à faire”. Iqbal va à la rencontre de Leibniz, de Kant, de Nietzsche, de Bergson. Le philosophe sénégalais juge aussi qu’on sous-estime le foisonnement de la pensée philosophique musulmane en Afrique noire, qui mérite d’être explorée.

Souleymane Bachir Diagne, philosophe sénégalais, enseigne à l’université Columbia à New York. Il a notamment publié Comment philosopher en islam ? Éditions du Panama 2008.

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Pour aller plus loin

Les mythes Averroès

Iqbal

7 Beaucoup font d’Averroès (Ibn Rushd, mort en 1198) le père des Lumières. Une promotion de l’École nationale d’administration (ENA) a ainsi choisi Averroès comme patronyme. C’est un mythe, explique le médiéviste Alain de Libéra dans la revue Administration & Education. Averroès était certes un formidable penseur. Il a publié pas moins de 225 écrits, 81 en logique, 68 en philosophie de la nature, 2 en mathématiques, 9 en médecine, 16 en droit et théologie. Ses commentaires d’Aristote lui ont valu de “régner sur les universités européennes su début du XIIIe à la fin du XVIe siècle.” Mais en réalité, sa pensée profonde fut aussi méconnue à l’époque et dans les siècles suivants qu’elle l’est aujourd’hui. Leibniz voyait chez lui un “athéisme spéculatif caché”. Le Dictionnaire historique et critique de Bayle fait le même diagnostic. Mais ils n’en avaient lu que des traductions approximatives. Et encore. Renan, qui avait appris l’arabe, se moque de Bayle qui a écrit un copieux article sur Averroès sans avoir “songé à ouvrir ses œuvres”. Bayle se fondait essentiellement sur les cours de philosophie des jésuites. Si nous savons maintenant ce que pensait vraiment Averroès, c’est en raison de la traduction au XXe siècle de deux de ses œuvres, jamais traduites jusqu’alors : le Livre du discours décisif sur la connexion de la Révélation et de la sagesse et Le dévoilement des méthodes de démonstration des dogmes. Le premier, explique de Libéra, est “un avis juridique, une fatwa formulée dans les catégories du droit musulman, le fiqh. Contre l’avis des théologiens, il soutient que l’usage de la raison, donc l’étude de la philosophie, est requis pour le petit nombre de ceux qui veulent aider le souverain à lutter efficacement contre les sectes. Pour ceux-là et ceux-là seulement il convient de s’appuyer sur les Grecs, et, écrit Averroès, “recevoir d’eux avec joie et reconnaissance ce qu’ils ont dit de vrai et les excuser là où ils se sont trompés”. Il s’agit, écrit de Libéra, de “réduire les sectes au silence par l’argumentation”. De fait, le second ouvrage “réfute pied à pied les deux sectes principales de l’islam oriental, les asharites et les mutazilites”. Le rôle du philosophe est de “protéger les croyants des faux savants en matière de religion”. Averroès luttait contre la fausse science religieuse pour défendre la vraie. “Rien n’est plus éloigné de sa pensée que l’idée d’un conflit entre la raison et la foi”.

Alain de Libéra est titulaire de la chaire d’histoire de la philosophie médiévale au Collège de France. Il a publié de très nombreux ouvrages, dont un Que sais-je ? sur Averroès et l’averroisme.

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Pour aller plus loin

Islam contre démocratie ?

Averroès

9 Comme en témoignent aujourd’hui l’Indonésie, la Tunisie et certains pays d’Afrique noire, et comme en a témoigné naguère la Turquie kémaliste, il n’y a pas forcément incompatibilité entre l’islam et la démocratie. Mais force est de reconnaître que dans la plupart des pays musulmans la démocratie et les droits de l’homme ne sont pas à l’honneur. “L’islam est-il en cause” ? demande le sociologue Philippe d’Iribarne. Né en 1937, ce polytechnicien ingénieur des Mines devenu directeur de recherches au CNRS s’est intéressé au sujet sur le tard. Dans la revue Études, il reprend largement le propos de son livre L’islam devant la démocratie, publié en 2013. Il souligne d’abord une illusion fréquemment rencontrée au moment du “printemps arabe” : ces révoltes du “peuple en corps” étaient compatibles avec l’islam, où “la référence à l’avis de la communauté (l’umma) est très forte”. Mais on n’a pas retrouvé dans le printemps arabe “la sacralisation du suffrage, laquelle implique que si un pouvoir régulièrement élu perd sa popularité il reste légitime jusqu’à la fin de son mandat”. En outre, dans l’islam, “le pouvoir du peuple en corps n’implique nullement de reconnaître le droit de chaque individu à suivre sa propre voie”. Ainsi partout le droit islamique impose qu’une musulmane ne peut épouser un non musulman. Et quand des islamistes “même dits modérés” parviennent au pouvoir à la faveur d’élections, comme ce fut le cas récemment en Égypte, en Tunisie ou en Turquie, “ils mettent en œuvre une vision de la démocratie selon laquelle celui qui dispose de la majorité peut légitimement imposer sa volonté aux déviants”.

10 Le sociologue examine alors le texte du Coran et conclut que “l’intelligence y relève totalement de la capacité à s’incliner devant les preuves que l’on reçoit et en rien de celles d’entreprendre une démarche critique”. Aucun des philosophes musulmans, selon lui, n’a d’ailleurs “répudié l’ethos coranique”. Bien sûr le monde chrétien a parfois succombé à l’aveuglement dogmatique, mais contrairement à la religion musulmane “le sentiment de l’obscurité de ce bas-monde, de la difficulté à y discerner le bon chemin, la reconnaissance de la place inévitable du doute dans l’existence font partie de ses orientations fondatrices”.

11 Se penchant ensuite sur “les musulmans d’Occident”, le sociologue se dit frappé par la prééminence d’un “strict contrôle communautaire” et par leur faculté d’exploiter les outils de la société démocratique pour renforcer le droit à afficher leurs “manières d’être”. Tareq Oubrou, imam de la mosquée de Bordeaux, lui paraît être l’exception qui confirme la règle.

12 Les tentatives de réformer l’islam, conclut d’Iribarne, “heurtent trop de front la soif de certitude et la méfiance envers le débat critique” pour avoir un impact significatif. Ce qui “n’interdit nullement à un nombre croissant de musulmans d’être très marqués par l’attachement à la liberté de pensée et aux droits de l’homme”.

Philippe d’Iribarne est ingénieur des Mines, économiste et sociologue, ancien directeur de recherche au CNRS. Son dernier livre est Islamophobie : intoxication idéologique, Albin Michel, 2019.

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Pour aller plus loin

Intellectuels égyptiens conquis par Darwin

Ahmed_Lotfi

14 Le phénomène vaut d’être souligné : de nombreux intellectuels musulmans égyptiens du XIXe siècle et du début du XXe se sont ouverts aux Lumières et même au darwinisme. L’un des premiers signaux recensés dans Rue Descartes par Anwar Moghith est la traduction de la Constitution française, en 1933, par Rifa’al-Tahtawi. Il présente sa traduction avec de multiples précautions (“… bien que la plupart de ces points ne se trouvent pas dans le livre de Dieu le très Haut…).

15 De même il traduit le manuel La Géographie de Malte Brun et le présente ainsi : “On trouve dans ce livre des expressions tirées de la cosmologie et de la physique auxquelles les ulémas ne croient point, mais nous les citons quand même…”. Plus tard, dans un livre intitulé Guide fidèle pour l’éducation des filles et des garçons, il défend une conception de l’État où les lois doivent être au-dessus des princes ; il se réfère à la règle des trois pouvoirs de Montesquieu.

16 En 1887, c’est un livre du philosophe allemand Ludwig Büchner, consacré à la théorie de Darwin, qui est traduit, par Shibli Shumayyel. Publiée à 500 exemplaires, la traduction trouve son public une quinzaine d’années plus tard. “C’est le livre qui a marqué la conscience de toute une génération”, écrit Ahmad Lutfi as-Sayyed, considéré comme le père du libéralisme égyptien. Après avoir lu ce livre Ismail Mazhar, en 1918, traduit L’Origine des espèces. Le darwinisme a conquis les intellectuels modernistes connus comme “les penseurs de la Nahda” (renaissance). Après quoi “la théorie de l’évolution sera utilisée comme support légitimant toute revendication moderniste”, à commencer par le socialisme et y compris l’émancipation de la femme ; défendue pendant dix ans par le journal as-Sofour (le dévoilement), fondé en 1914.

Anwar Moghith, est philosophe et directeur du Centre national de traduction.

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Pour aller plus loin

Quand Avicenne reniait Farabi

18 Dans une étude sur la philosophie politique d’Avicenne, la philosophe Meryem Sebti montre comment le philosophe et médecin persan, mort en 1037 à Hamadan, a tourné résolument le dos à l’idée que la philosophie pût se développer de manière autonome, sans référence et subordination au Prophète. C’est spécialement vrai dans le domaine de la philosophie politique. Comme l’écrit Meryem Sebti dans ce texte publié dans un ouvrage collectif Actualité du compromis, la construction politique de la différence, il “déserte la cité”. Seul Dieu “peut octroyer à l’homme, par l’intermédiaire du prophète, les normes de son action […] L’islam est considéré comme la seule popularisation acceptable de la vérité suprême et la charia est analysée comme étant l’incarnation parfaite de la pensée philosophique”.

19 Ce faisant, Avicenne tournait résolument le dos à son illustre prédécesseur al-Farabi, autre Persan musulman, mort en 950 à Damas. Comme Avicenne, Farabi était féru de Platon et d’Aristote ; mais il n’en tirait pas du tout les mêmes leçons. Dans le Livre de l’accession à la félicité, “il explique qu’il revient au gouvernant de s’enquérir sur “ce que toutes les nations ont en commun – à savoir la nature humaine commune à tous – et ensuite de rechercher ce qui est propre à chaque groupe au sein de chaque nation”. Il existe, selon lui, une loi universelle, commune à tous les peuples. Elle ne doit pas être confondue avec la loi particulière, adaptée aux coutumes et aux mœurs d’une nation. Celui qui est capable de gouverner est le philosophe. Car, écrit Farabi, “Pour être un authentique et parfait philosophe, il faut posséder à la fois les sciences théoriques et la faculté de les exploiter pour le bénéfice de tous, en fonction de leur capacité. Lorsqu’on examine le cas du philosophe authentique, on ne trouve aucune différence entre lui et le gouvernement suprême”. Dans sa vision de la “cité vertueuse”, “la religion est seconde par rapport à la philosophie”, écrit Meryem Sebti. Cela fait de Farabi une figure tout à fait singulière dans le panthéon des philosophes musulmans.

Meryem Sebti est philosophe au Centre national de recherche scientifique (CNRS).

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Pour aller plus loin

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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/06/2022
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